Copiant le Parlement britannique, les sénateurs viennent d’adopter une mesure pour taxer les profits des géants du Net and co détournés via un montage de filiales ou vers des paradis fiscaux. Encore faut-il arriver à bien les identifier.
Par Delphine Cuny Rédactrice en chef adjointe de Rue89. Publié le
Tremblez, champions de l’optimisation fiscale. Les fameux Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) n’ont qu’à bien se tenir : le Sénat vient de voter, lundi 23 novembre au soir, une mesure destinée à en finir avec les resquilleurs.
C’est un amendement (n° I-347 rectifié) au projet de loi de finances, présenté par le sénateur socialiste du Finistère François Marc, soutenu par l’ensemble du groupe socialiste, qui a été « adopté par une écrasante majorité au Sénat », écrit la sénatrice de Paris Marie-Noëlle Lienemann sur son blog.
L’objectif est de « réintégrer les profits détournés dans l’assiette de l’impôt » de ces « entreprises déloyales ». Le sénateur a expliqué l’esprit du texte :
« De nombreuses entreprises détournent aujourd’hui les bénéfices qu’elles réalisent dans un pays en payant des licences ou des redevances disproportionnées à des sociétés-mères localisées dans des paradis fiscaux. Ces paiements colossaux ne correspondent à aucune activité économique réelle. Ils n’ont comme seul objectif que d’éviter à ces entreprises de payer des taxes et des impôts dans les pays où elles exercent leur activité.
Ce détournement de profits se fait au détriment de l’Etat, des services publics, des entreprises locales concurrentes et des citoyens. Des géants du fast-food à ceux de l’Internet, les exemples ne manquent pas depuis cinq ans. »
« Toutes les grandes entreprises américaines de l’économie numérique : c’est le cas, en particulier, de Google, Apple, Amazon, Facebook et Microsoft. »
Cette société financière suisse décrit à merveille ce tour de passe-passe « 100% légal » tellement pratique dans une vidéo :
Logo bleu-blanc-rouge vs les impôts
Ce sont bien les gros poissons qui sont dans le viseur : le texte ne s’applique pas aux PME ou aux start-up réalisant moins de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel lié à la France (« ou dont les charges annuelles liées à la France sont inférieures prises ensemble à 1 million d’euros », dixit l’amendement).
En séance, Marie-Noëlle Lienemann a appelé les sénateurs à se mobiliser, contre l’avis du gouvernement et de la commission des finances :
« Votons enfin un dispositif efficace pour taxer les Gafa. Je me réjouis qu’ils affichent leur solidarité à notre égard après les attentats en parant de bleu-blanc-rouge leur logo ; je leur demande encore un effort : payez vos impôts en France ! »
Un argument pas mal entendu sur Twitter depuis les attentats, par exemple ici :
La sortie de la sénatrice a été applaudie selon le compte-rendu [PDF] des débats (ce n’est pas très audible dans la vidéo). En tout cas, la mesure fait consensus. Si le rapporteur déconseillait de faire « cavalier seul », sur le mode « mieux vaut promouvoir la coopération au niveau de l’OCDE » (dont les membres ont adopté le plan de lutte contre l’évasion fiscale à Lima en octobre, suivis du G20 il y a dix jours), l’argument a été balayé dans son propre camp par le sénateur Les Républicains Roger Karoutchi :
« Adopter cet amendement ne gênera pas l’avancée des négociations. »
Le sénateur socialiste Richard Yung a conclu les discussions en avançant :
« Il y a une grande impatience chez nos concitoyens. Je pense à Booking, qui déclare en France un chiffre d’affaires de 100 millions d’euros quand la réalité est plus proche d’un milliard. »
Amendement adopté au Sénat contre l’évasion… par MN-Lienemann
Copié-collé de Cameron
Cet amendement doit encore être adopté par l’Assemblée nationale, qui prend au sérieux le sujet. Il y a deux semaines, les députés ont voté l’obligation pour les grandes entreprises de détailler leurs bénéfices pays par pays pour lutter contre l’optimisation fiscale, sous peine d’une amende de 100 000 euros (au maximum).
Selon l’ONG Tax Justice Network, les entreprises américaines se livrant à ces pratiques de cache-cache fiscal ont privé la France de plus de 4 milliards d’euros de recettes rien qu’en 2012. Un autre rapport, rédigé par les députés Marc Laffineur et Isabelle Bruneau, présenté début octobre, évalue le manque à gagner de l’évasion fiscale entre 2% et 3% du PIB, « soit pour la France 40 à 60 milliards d’euros ».
Le texte adopté par les sénateurs est un copié-collé (ou presque) de celui du gouvernement Cameron, pourtant adepte des taux d’impôt attractifs. L’amendement ne se cache pas d’ailleurs d’être « calqué sur le régime mis en place par la partie 3 de la loi de finances 2015 du Royaume-Uni », en mars dernier, que les Britanniques ont surnommé la « taxe Google » (en réalité elle s’appelle la « Diverted Profits Tax »).
La Grande-Bretagne avait voulu taper du poing sur la table après le tollé provoqué par la révélation des impôts ridicules payés par des grandes multinationales américaines comme Starbucks ; récemment on a appris que Facebook n’avait payé que des cacahuètes (moins de 5 000 livres sterling) d’impôt sur les sociétés l’an dernier. Le chancelier de l’Echiquier (le ministre britannique des Finances), George Osborne, avait promis de s’attaquer à ces mauvaises pratiques. Sa nouvelle taxe doit rapporter plus d’un milliard de livres (1,3 milliard d’euros) sur les cinq prochaines années.
Plus facile à dire qu’à faire cependant. Comme en Grande-Bretagne, la difficulté sera d’évaluer ces bénéfices détournés. Le texte français reprend l’idée revenant à présumer un « établissement stable » dans l’Hexagone lorsque l’entreprise domiciliée à l’étranger « conduit en France une activité pour la vente de ses produits ou services et que l’on peut raisonnablement considérer » que le montage a pour objet « d’éviter une domiciliation de la personne morale concernée en France ».
Limite non négligeable du texte par rapport à nos voisins, le Sénat n’a pas prévu de sanction, craignant de se faire retoquer au Conseil constitutionnel, comme cela avait été le cas il y a deux ans sur la notion d’« abus de droit fiscal » comme le rappelle le juriste Jean-Baptiste Soufron sur son blog.
Reste à voir si les députés voudront eux aussi en finir avec les ruses des Gafa.